De 1975 à 1980, les résidents des foyers gérés par la Sonacotra font la grève des loyers. Ils contestent les tarifs et le contrôle qui leur sont imposés par leur logeur, et refusent d'être représentés par les syndicats ouvriers. Loyers et conditions d'habitat acceptables, liberté de circulation, de réunion et de visite, droit à l'intimité : il s'agit précisément de déconnecter l'espace du logement de la logique de l'usine. À son apogée, le mouvement engage 20 000 travailleurs immigrés, et ses manifestations rassemblent jusqu'à 25 000 personnes. Assane Ba fut l'un de ses représentants. Il nous en fait ici le récit.

Combat exemplaire. Parti du plus immédiat et du plus concret, son ampleur dément l'idée qu'il faudrait gommer les singularités pour faire du général, mobiliser large, et gagner. Ce faisant il rappelle que la politique la plus belle est aussi la moins désintéressée, que c'est au ras du sol que l'on défend sa vie et que les luttes sont des corps à corps. Ce que raconte Assane Ba, c'est un échange de coups, un art du terrain, un sens des forces - un beau mouvement, littéralement. Exemplaire, ce combat l'est aussi pour avoir été initié et dirigé par les intéressés eux-mêmes, qui en ont gardé la maîtrise pendant toute la durée du conflit, contre les représentants officiels de cette classe ouvrière dans laquelle on voulait les dissoudre. C'est en cela, paradoxalement, que ce mouvement a su se laisser rejoindre. En même temps qu'il faisait valoir « l'autonomie des luttes », il inventait un « droit au service des luttes », instrumentalisation consentante et fonctionnelle des avocats, architectes, économistes ou simples « soutiens » dont les compétences ou le nombre pouvaient servir la cause. Exemplaire, ce combat l'est enfin pour avoir produit de la fierté, c'est-à-dire à la fois la fierté de ce qu'on a fait et gagné, et le passage de l'invisibilité à la reconnaissance. Et pourtant, la mémoire en est floue. De là l'envie très simple d'en constituer l'archive. D'abord pour combler notre propre ignorance, modestement toutefois au regard de ceux qui s'efforcent, depuis les luttes de l'immigration, d'en faire l'histoire [1]. Ensuite en se gardant de toute nostalgie, d'une époque supposée plus glorieuse ou d'un mouvement interrompu. Au contraire, le savoir est gai quand il sert à dresser un inventaire de cas, un répertoire de techniques, une jurisprudence des situations - à armer nos désirs.



JUIN 2001
par Isabelle Saint-Saëns, Stany Grelet, Victoire Patouillard, Philippe Mangeot


16. Vingt ans après (Assane Ba)
LE MOUVEMENT DES FOYERS SONACOTRA (1975-1980)



prologue – dakar-paris

En 1974, j'étais étudiant à la fac de droit. On combattait le numerus clausus, le mode d'attribution des bourses, qui ne bénéficiaient qu'aux enfants de ceux qui étaient au pouvoir ; on luttait contre l'orientation trop « française » de programmes qui ne prenaient pas en compte les réalités africaines : des luttes étudiantes classiques. Un jour, j'ai diffusé un appel à la grève et j'ai été désigné comme responsable d'amphi. On ne m'a pas loupé : interdit d'examen. C'est comme ça que je suis parti : pour continuer mes études, et parce que la situation était étouffante. Nous avons été un certain nombre à nous retrouver ici.

Les mobilisations auxquelles vous participiez étaient-elles exclusivement étudiantes ?

L'Université était un foyer de mobilisations. Dakar était à l'époque la seule université africaine d'importance. Beaucoup de nationalités y étaient représentées - des Mauritaniens, des Tchadiens, des Ga-bonais, des Ivoiriens, dans une moindre mesure. L'ensemble des organisations nationales était regroupé dans l'Union des Étudiants de Dakar. Le rassemblement à Dakar de tous ces étudiants faisait que tout ce qui se passait dans les autres pays y avait une très grande résonance. Nous étions très mobilisés par les luttes du PAIGC (Parti Africain pour l'Indépendance de la Guinée-Bissau et des Îles du Cap Vert). Il y avait du ressenti : des camarades réfugiés au Sénégal et arrêtés pendant les grèves avaient été enrôlés de force et conduits à la frontière ; il y avait eu des affrontements, l'un d'entre eux avait été tué.

Dans ces mobilisations, il y avait aussi une part de romantisme. En ce qui me concerne, je n'appartenais pas à une catégorie sociale défavorisée ; mon père était fonctionnaire. D'ailleurs, on ne fait pas ce parcours si on n'est pas déjà dans une situation sociale relativement favorisée.

Que vouliez-vous dire à propos de la « situation étouffante » du Sénégal à cette époque ?

Pour ma génération, il n'y avait à peu près jamais rien eu d'autre que le régime du parti unique, qui jouait à fond la carte du clientélisme. Cette situation a contribué au renforcement de tout ce qui était étouffé, jusqu'au clash de 1968, qui a été une secousse très forte pour le Sénégal. Je devais être en Seconde ou en Première. Les lycéens avaient participé au mouvement en refusant de se présenter aux examens. La police et l'armée avaient été mobilisées pour nous obliger à y aller. Le mouvement a duré, et a débouché sur un début d'ouverture démocratique. Ouverture d'ailleurs contrôlée : Senghor a accepté de reconnaître trois courants politiques représentés par des partis. Mais il s'agissait d'une ouverture très formelle, réservée à un microcosme politique dont la population en tant que telle était totalement absente.

Dans ces conditions, le mouvement étudiant était à la pointe de la contestation. C'est lui qui portait tous les grands idéaux panafricanistes : soutien critique aux mouvements de libération nationale, comme au Cap Vert ou en Angola, etc. Il y avait des retombées du Vietnam, mais on ne les sentait pas de façon très structurée. Je me souviens de meetings étudiants où des représentants de tel ou tel mouvement nous parlaient des colonies portugaises, du Vietnam, de l'Afrique du Sud... même si c'est en France que la réalité de l'Afrique du Sud m'est apparue beaucoup plus crûment.

Au Sénégal, comme dans d'autres pays Africains, il y a eu à partir de 1965 une grande vague de « coopérants rouges », qui aurait reflué après 1968. Le mouvement étudiant faisait-il alliance avec les militants français ?

En ce qui me concerne, je n'ai pas eu de lien direct avec des « coopérants rouges ». J'étais dans le secondaire ; sans doute nos aînés étudiants avaient-ils avec eux des relations plus importantes. C'était une minorité de gens qui, autour de 1968, rejetaient une certaine forme de coopération. La vieille coopération commençait à décliner. Parmi les profs, il y avait manifestement un conflit entre les générations. Il y avait les vieux cons de la Coopé coloniale. Je me souviens de M. Jamais, un prof qui nous expliquait la grande histoire française en nous assénant des choses inadmissibles sur notre propre histoire. Mais on voyait de plus en plus de jeunes qui rompaient complètement avec les pratiques des coopérants français qui, dans la région de Thiès où j'étais, avaient toujours été très liés à la coopération militaire. Ils montaient des ciné-clubs, organisaient des matches de foot, faisaient du soutien scolaire. Dans mon cursus post-bac, j'ai eu un prof de science-éco, Jean-Pascal Cezard, qui, avec sa petite équipe, essayait d'instaurer des relations totalement différentes avec nous. On allait discuter chez eux. Ils essayaient de comprendre comment cela fonctionnait chez nous, quels étaient les obstacles auxquels nous étions confrontés. Je les ai invités chez moi, ma mère avait fait du riz au poisson, ils ont voulu manger à la main ; c'était radicalement différent de ceux qui nous prenaient pour des sauvages. C'est ce prof qui a réglé mon problème d'inscription en France quand j'ai été radié à Dakar. Ce sont des rencontres qui marquent la conscience.

Premières impressions parisiennes ?

Quand je suis arrivé en France, j'avais le sentiment d'entrer dans un espace démocratique et de liberté. Au Sénégal, on pouvait se faire arrêter pour avoir distribué un tract. Ici, on pouvait discuter, même dans les lieux les plus académiques. Il y avait l'Internationalisme ; on s'intéressait à ce qui se passait au Maghreb, en Amérique latine, au Vietnam... toutes choses dont il était peu question là-bas. Assez vite, je me suis découvert une sensibilité par rapport aux travailleurs africains que je rencontrais : au début, c'était une volonté de proximité, je cherchais où je pouvais manger, où se retrouvaient les Africains. J'ai très vite éprouvé un sentiment d'injustice profonde quant aux conditions sociales - notamment aux conditions de logement - qui leur étaient faites.

Vous étiez logés dans un foyer ?

Pas encore. Je vivais dans une chambre de bonne au Trocadéro. Mais j'allais dans des foyers, rue Sedaine ou rue de Charonne. À Charonne, j'ai proposé de participer à des cours d'alphabétisation. Il y avait là des gens de mouvances différentes, certains qui étaient dans le caritatif, d'autres qui étaient engagés dans des mouvements politiques - des maos particulièrement - et quelques étudiants africains.

Au Sénégal, j'avais participé à la création d'une association étudiante où je faisais des cours d'alpha, du soutien scolaire, des activités culturelles ou sportives : tout ce qui pouvait permettre de s'affirmer et de s'exprimer face aux autorités religieuses et administratives - ce qui nous avait valu quelques bras de fer avec le préfet, qui jouait parfois les religieux contre nous. J'ai donc repris l'alphabétisation au foyer de Charonne. Nous nous réclamions de la méthode du Brésilien Paolo Freire, nous disions que l'alpha n'était pas une fin en soi, qu'il fallait être dans la dynamique, conscientiser les travailleurs...

Charonne était géré par une petite association qui n'interdisait pas les droits de visite, de réunion, d'association, etc. Mais pour éviter qu'on y fasse n'importe quoi, ils avaient créé ce comité d'animation. Je m'y suis progressivement impliqué ; nous avons tout de suite invité des représentants de l'ANC, organisé des débats sur l'apartheid. Ce n'étaient pas des discussions très intellectuelles, mais on y faisait venir les travailleurs. On était dans l'idée qu'on constituait une avant-garde pour permettre aux gens de se libérer de conditions sociales inadmissibles. On débattait de la question de savoir si les travailleurs devaient participer davantage aux luttes. Quand on apprenait qu'il y avait une mobilisation dans telle ou telle usine, on essayait d'y faire partir la quinzaine de travailleurs du foyer.

I – histoire subjective du mouvement

C'est alors que je suis arrivé au foyer Sonacotra de Montreuil. Je préférais cela à ma chambre de bonne. Je n'étais pas boursier, j'y avais donc droit.

Un soir, je trouve une affiche qui annonce une assemblée générale, la venue d'un comité de résidents des foyers de Saint-Denis et de Bagnolet, et qui dit que la Sonacotra fait n'importe quoi, que les augmentations ne sont pas justifiées, qu'il faut se mobiliser, etc. J'y descends, il n'y avait pas grand monde, une trentaine de personnes.

Qui vivait dans ce foyer ?

Nous étions environ 380. Des Maghrébins majoritairement, quelques Yougoslaves, quelques Portugais. Nous n'étions pas plus de trente à venir d'Afrique subsaharienne. Mais nous étions les plus instruits : nous étions étudiants, les autres étaient travailleurs. Au cours de cette assemblée, il s'est imposé que ceux qui savaient lire et écrire seraient ceux qui feraient avancer les choses. C'est là que j'ai vu débarquer Mustapha Cherchari, qui était à l'initiative de la contestation des augmentations de loyer. Jeune, il avait été un peu dans le FLN, il avait vécu octobre 1961. Ce soir-là, il était venu dire qu'il fallait élargir le mouvement. La Sonacotra était une société nationale d'État qui gérait 66 000 lits dans je ne sais combien de foyers. On ne pouvait pas rester dans son coin à faire de la contestation locale. Il fallait mettre tous les foyers en grève des loyers. Il fallait créer un comité de coordination. Il fallait enfin refuser que le Parti communiste s'empare du mouvement, parce qu'alors on ne pourrait plus contrôler la lutte. J'étais sensible à ce qu'il disait, mais j'avoue que je ne comprenais pas trop ce dernier point.

Ils nous ont demandé de lister nos revendications et de les joindre aux leurs. C'est comme ça que tout est parti. Sept ou huit foyers étaient en grève. J'ai été porté délégué, sans trop rien demander, mais j'étais content. Ce n'était pas le cas de tout le monde. Avec d'autres étudiants sénégalais, nous n'avons pas cessé d'en discuter dans la cuisine, les quinze jours qui ont suivi. L'affaire prenait de l'importance, ce n'était pas seulement une petite grève des loyers, L'Humanité en parlait, les syndicats se positionnaient, la CGT nous avait proposé un local à Montreuil pour une permanence, etc. J'ai dit : « je continue » ; les autres ont renoncé. Et j'ai rejoint les premières réunions du dimanche du comité de coordination.

Quels étaient les débats au sein du comité de coordination ?

Les premières frictions ont concerné la question de l'autonomie. Le Parti communiste souhaitait s'immiscer dans la désignation des délégués. À Montreuil, par exemple, ils voulaient mettre un militant du PC qui travaillait à la mairie et un délégué CGT de chez Renault. A priori, cela ne me dérangeait pas, mais quand j'ai vu qu'on proposait la même chose à Saint-Denis ou à Bagnolet, j'ai compris qu'on risquait d'avoir des délégués qui seraient des représentants du Parti plus que des représentants des foyers. Pour Mustapha, c'était inacceptable.

Vos histoires respectives ne jouaient-elles pas ? Mustapha était passé par le FLN, qui avait été très suspicieux envers le PC...

J'en suis persuadé. Je n'avais pas fait l'expérience d'une récupération manifeste. Mais cette question divisait aussi les groupes français qui nous soutenaient. D'un côté, les étudiants de Vincennes nous disaient que notre lutte avait d'autant plus de chance d'aboutir qu'elle était partagée par le mouvement ouvrier français et ses représentants. C'est aussi ce que disait la LCR. Ce n'était d'ailleurs pas faux, sauf s'ils en faisaient un préalable pour nous soutenir. De l'autre côté, les maos nous mettaient en garde contre le « social-impérialisme ». Moi, je tenais encore l'équilibre. Mais un dimanche, alors qu'on était en réunion pour préparer les revendications et exiger une rencontre avec la Sonacotra, on apprend par L'Humanité qu'un comité de coordination a été formé. Or les responsables de ce comité étaient justement membres du PC ou délégués syndicaux. Et ils avaient ôté de la plate-forme de revendications notre exigence essentielle : les négociations directes avec la Sonacotra.

Quelles étaient exactement les lignes de clivage avec les communistes ?

Nous disions : « Reconnaissance du comité de coordination comme structure représentative seule habilitée à négocier ». Eux estimaient que les travailleurs avaient déjà des représentants - les syndicats - et que c'était donc aux syndicats de négocier avec la Sonacotra. Pour nous, cet argument était inadmissible. Le foyer n'est pas l'usine, il est un espace personnel. Or la lutte concernait la réalité de la vie des foyers.

Nous disions par ailleurs : « Renvoi des gérants racistes ». Ces gérants venaient de la Coloniale, beaucoup étaient des anciens d'Algérie, recyclés par la Sonacotra pour assurer des fonctions de contrôle et de répression. Je me souviens d'un soir où j'avais hébergé un copain qui venait d'arriver du Sénégal et qui ne savait pas où dormir. On avait mis des couvertures par terre. Le lendemain, le gérant m'a dit « prenez vos affaires ». La petite communauté sénégalaise s'est mobilisée, il a fini par nous répondre qu'il nous faisait une faveur, qu'il fermait les yeux. Quand le mouvement a commencé, je m'y suis engagé, entre autres parce que je ne voulais plus de ce genre de contrôle. Peut-être n'aurait-il pas fallu parler de « racisme ». Peut-être aurions-nous dû dire simplement que nous étions des locataires, que nous étions adultes et que nous ne voulions pas que quelqu'un nous surveille. En tout cas, le PC et la CGT nous répondaient sur ce point : « Impossible ! Certains de ces gérants sont syndiqués chez nous. C'est l'unité des travailleurs qui va être brisée. » Mais pour nous, si on supprimait la question des gérants, il n'y avait plus de lutte.

Il y avait enfin une discussion sur la question de « l'unité des nationalités » que mettait en avant le PC. Ils privilégiaient une organisation par nationalités. Nous soupçonnions un germe de nationalisme. Nous voulions nous affirmer comme des travailleurs immigrés issus des pays dominés. Le PC a fini par accepter, mais sur le fil.

La Sonacotra a-elle reçu le « comité de coordination communiste » ?

Oui. Mais nous avons immédiatement appelé à un grand meeting de protestation et cela a relancé le mouvement. C'était la première victoire.

Qu'en était-il des autres organisations politiques de gauche ?

La guerre ouverte avec le PC a renforcé la mobilisation des maos en notre faveur. J'analyse plus clairement aujourd'hui nos rapports avec eux. Ils ne seraient jamais venus proposer aux délégués du comité de coordination comme Mustapha ou moi de rencontrer leurs dirigeants, de lire leur littérature etc. Mais on s'est rendu compte qu'ils avaient retourné un certains nombre de délégués intermédiaires.

Les trotskystes de la LCR et surtout de LO étaient assez loin de la lutte. Dans un certain nombre de quartiers, la GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne) a structuré les Comités Unitaires Français-Immigrés. Mais c'étaient les maos qui étaient le plus impliqués dans le soutien matériel - les tracts, mais aussi les voitures, quand il fallait passer d'un foyer à un autre, ou des chambres pour se planquer. À l'époque, certains d'entre nous étaient obligés d'être dans la clandestinité : dès avril 1976, Poniatowski avait procédé à des expulsions, certains délégués ne rentraient pas dormir dans leurs chambres - qui étaient visitées.

Tous nos tracts étaient repris par la presse mao. Pour quelqu'un de l'extérieur, il pouvait être difficile de discerner. C'est ce qui faisait dire au PC qu'on était un mouvement de gauchistes qui menait les travailleurs à l'aventure.

Quant aux gens du PS, ils venaient aux manifs, mais ils ne comprenaient pas tout. Vu leur façon de se mobiliser, ils ne pouvaient pas entrer dans notre lutte. Mais ils ont mieux joué que le PC : ils n'ont jamais été mobilisés, mais ils ne se sont jamais vraiment opposés.

Vous vous sentiez forts ?

C'était extraordinaire. Dans le comité de coordination, il y avait 30 nationalités. Chaque semaine on gagnait des foyers : on arrivait, on convoquait une assemblée générale : « On ne paie plus les loyers. N'ayez pas peur aujourd'hui on est 20 foyers en grève ; demain on sera 35 ! » On faisait des manifs tous les quinze jours ; on rassemblait 20-25 000 personnes ! Quand je vois qu'aujourd'hui on se félicite si on est 5 000 ! Quand Poniatowski a expulsé seize d'entre nous, on a fait descendre 24 000 personnes à Barbès. Des syndicats - comme les métallos - étaient mobilisés, alors même que les confédérations refusaient leur participation !

Il faut dire qu'en matière de lutte, c'était un peu le désert. Les luttes dans les usines et sur les papiers étaient en reflux depuis 1973. Nous avons occupé le terrain en 1975-1976 : nous devenions incontournables, le comité s'était structuré, nous étions le seul mouvement sur lequel les syndicats n'avaient pas de prise. Au moment le plus fort, 55 foyers étaient occupés. Mais au-delà des foyers, tous les travailleurs immigrés étaient fiers.

On se souvient de l'expression : « Droit au service des luttes ». Comment s'est organisé le soutien technique et professionnel ?

La façon dont il s'est organisé est liée à la question de l'autonomie. Parmi les gens qui nous ont soutenus, il y avait des architectes, des économistes, des juristes. Ils se sentaient une légitimité à nous accompagner, à participer à nos réunions. Nous n'avions pas de scrupule à dire aux camarades des partis : « vous, partez. » Mais les « professionnels » (comment dire ? les « techniciens » ? les « praticiens » ?) restaient. Je pense que nous avons atteint notre maturité le jour où nous avons pu dire à ceux-là : « Le comité de coordination doit réunir uniquement les délégués élus par les résidents de leur foyer. Même si nous sommes faibles au début, nous ne devons pas prêter le flanc à quiconque dira : vous êtes dirigés par untel ou untel. »

C'était difficile à dire, mais c'était une façon de revendiquer clairement l'autonomie. Nous ne demandions à personne de gérer la lutte, mais de nous donner les outils pour avancer. Parce que nous ne demandions à personne d'autre que nous de porter nos luttes, nous avons remis les choses à l'endroit.

Nous avons alors décidé de monter un comité de soutien, au sein duquel se sont répartis les délégués. Ce comité était organisé en commissions. La commission culturelle a très bien fonctionné, grâce aux étudiants en cinéma de Vincennes et aux étudiants architectes de l'UP6, qui faisaient des photos, des maquettes... J'étais responsable de la commission technique, parce que j'avais fait des études de droit et que je pouvais négocier plus facilement avec les avocats. C'est d'ailleurs comme ça que j'ai connu le Gisti, et des gens comme Patrick Mony, André Legouy et Pauline Boutron, qui étaient alors au secteur Migrants de la Cimade.

Il faut imaginer ce qu'étaient nos conférences de presse. Nous étions quatre ou cinq des foyers. Deux seulement parlaient bien français. Mustapha ouvre les débats (on comprend à moitié ce qu'il dit). Moi, je positionne. Puis nous donnons la parole à « notre » architecte (Yannis Thiomis), « notre » expert-comptable (Jean-Yves Doucet), « notre » économiste (Jean-Yves Barrère). Et ils expliquent tout.

Pouvez-vous décrire comment vous en êtes venus à vous battre sur le terrain du droit ?

Nos adversaires avaient fait une erreur stratégique en procédant aux expulsions : elles n'avaient fait qu'amplifier le mouvement. La bataille engagée par nos avocats avait permis d'obtenir un sursis du Conseil d'État. Un avocat part négocier à Alger et ramène les mecs. Nous allons les chercher à Orly à grand renfort de publicité : 20 000 personnes pour les accueillir !

La Sonacotra s'est alors lancée dans des poursuites : saisie-arrêt sur salaire, etc. Dans la façon dont nous nous sommes défendus, il y a eu une part de hasard et une part de pragmatisme. L'un de nos avocats, Christian Bourguet, nous avait proposé plusieurs tactiques de défense. Au même moment, nous avons aussi rencontré Henri Leclerc, qui proposait une défense politique. On l'a remercié et on a gardé notre équipe d'anonymes qui devenaient grands à force de résultats : blocage des saisies-arrêt sur salaire, retour des expulsés, puis annulation des arrêtés d'expulsions. C'est d'ailleurs au même genre de choix que nous avons été confrontés, deux ans plus tard, lors du « camp » de Garges-lès-Gonesses. Jean-Louis Hurst (membre des réseaux de soutien au FLN, qui avait publié sous le nom de Maurienne Le Déserteur chez Minuit) m'a alors fait rencontrer Jacques Vergès, qui, lui aussi, nous a proposé une tactique politique : nous devions nous débarrasser de nos avocats qui allaient se perdre dans un travail de fourmi, parce que la lutte avait atteint des dimensions qui nous ramenaient à l'époque de la guerre d'Algérie. Je n'étais pas davantage convaincu par cette argumentation qu'avec Leclerc : encore une fois, nos avocats obtenaient des résultats. On les amenait même le week-end au fin fond des foyers les plus reculés pour discuter ; ils ne touchaient pas un centime. Et c'était Patrick Mony qui mettait tout ça en cheville discrètement. Patrick, c'est le gars qui après une réunion va passer la nuit à consolider les choses discrètement, sans qu'on le sache.

Pour revenir à 1977, nous avons décidé de nous retourner contre la Sonacotra pour exiger des remboursements de prélèvements indus. Pour nos avocats, il s'agissait de mettre en cause le mode de gestion des foyers. Nous avons alors eu recours à des économistes.

Patrick Mony, Mireille Galano et des gens de la CFDT-Sonacotra avaient des contacts discrets qui leur apportaient des contrats récupérés dans les conseils d'administration de la Sonacotra. À la Sonacotra, on ne comprenait pas comment les informations pouvaient passer.

Jean-Yves Doucet et quelques autres avaient mobilisé leurs étudiants : ils avaient formé les délégués sur le système d'analyse des coûts. Quand nous allions dans un meeting, nous ne disions plus seulement : « Mettez-vous en grève. » Nous expliquions ce qu'il y avait derrière les tarifs. Nous montrions comment la Sonacotra bénéficiait, via le Fonds d'Action Sociale, des prestations de la Caisse Nationale d'Allocations Familiales auxquelles nous cotisions, et qui n'étaient pas versées pour les familles restées au pays. On cotisait au même taux que les Français ; on touchait dix fois moins. Nous expliquions tout cela avec une rigueur incroyable. Quand nous avons entamé des recours devant la Cour d'appel de Paris, le président lui-même était impressionné. Du coup, il acceptait qu'il y ait un vrai débat sur la gestion de la Sonacotra. Ce n'était plus seulement des cas de litige pour impayés.

À l'époque, le rapport de forces vous était donc favorable...

En pensant à cette période, je me demande pourquoi nous n'avons pas pu transformer l'essai. Quand j'étais arrivé dans les foyers, on rasait les murs. Quatre ans plus tard (et sans avoir payé un centime de loyer pendant ces quatre ans !), notre comité était reconnu par tout le monde. Même la Sonacotra nous avait discrètement rencontrés, alors qu'ils proclamaient qu'ils ne nous verraient pas. Nous étions devenus représentatifs face à un pouvoir qui nous disait que c'était une question de forme.

Nous avons marqué la période d'une manière très forte. Toutes les luttes de cette époque ont été amplifiées par notre présence. Quand en 1977, les Maliens employés de nettoyage du métro se sont mobilisés, j'ai été invité à leur meeting central, sans que la CFDT, qui avait organisé la lutte, ait été mise au courant. Ils faisaient un point d'honneur à ce que je monte à la tribune. J'y ai été littéralement porté. Et la salle s'est enflammée. Le délégué CFDT était hors de lui. Nous étions parvenus à souder le comité avec 25 nationalités différentes ! Nous avions pu régler des revendications locales : droit de visite, droit de réunion, etc. Aucun gérant ne pouvait plus imaginer interdire une réunion : nous faisions rentrer qui nous voulions, c'était portes ouvertes. Les gens du quartier venaient. Tout partait du foyer.

Mais c'est là que le débat est devenu compliqué. Nous nous sentions tellement forts que nous n'avons peut-être pas jaugé correctement les rapports de forces à la fin de la lutte.

La Sonacotra avait essayé toutes les pistes possibles de négociation, à l'exception bien sûr de la piste frontale. Nous recevoir publiquement, c'eût été reconnaître notre légitimité. Mais nous étions approchés par l'Archevêché, par le PS, par les réseaux de Lionel Stoléru, qui était à l'époque secrétaire d'État à l'Immigration...

Avez-vous accepté de négocier ?

Il est arrivé un moment où des négociations secrètes avec le ministère sont devenues possibles. Peut-être eut-ce été un signe de maturité d'organiser alors des états généraux qui réfléchissent sur la façon dont on pouvait consolider les acquis. Fallait-il aller à la négociation et arrêter le mouvement, ou pousser plus avant ?

J'étais favorable à la négociation, pourvu que nous ayons réfléchi sur les concessions acceptables par nous. D'autres disaient : « On ne négocie pas ; il faut gagner sur tout. »

Le point d'achoppement majeur était la reconnaissance officielle du comité de coordination. Ni le gouvernement ni les syndicats n'y étaient prêts. Reconnaître ce comité, c'était légitimer des délégués issus d'un mouvement autonome de luttes. Et les syndicats disaient : « jamais ça. »

Quels étaient les arguments des uns et des autres au sein du mouvement ?

Je savais qu'on ne pouvait pas continuer comme ça. Soit le comité de coordination négociait la plate-forme, quitte à mettre en veilleuse la question de sa reconnaissance, soit on renonçait à toute négociation, en laissant l'initiative aux pouvoirs publics : Stoléru allait envoyer les flics, et jouer la carte de la répression féroce. Il fallait être capable de sentir le rapport de forces. Nous devions stabiliser les acquis, obtenir un projet de loi sur le statut des locataires, et maintenir des comités de résidents qui gèrent les affaires sociales et culturelles. En face, il y avait des gens comme Mustapha (qui était tout de même un dirigeant historique de poids), qui pensaient que dès qu'on commence à négocier, on faiblit. Je lui disais : « Tu te trompes. On a tenu quatre ans, on ne tiendra pas quatre ans de plus sans consolidation. Nos adversaires ne sont pas cons : la décapitation du comité de coordination n'a pas marché, ils vont nous attaquer sur nos flancs les plus faibles. »

C'est d'ailleurs ce qui s'est passé ?

En effet : il y a d'abord eu Garges-lès-Gonesses. Une armada de flics à 4 heures du matin, tout le monde dehors, les résidents dans la rue, et on prend des mesures contre ceux qui ne retournent pas au boulot.

On a campé quatre mois devant le foyer et organisé la lutte sur place. De toute la France sont arrivés des comités de soutien. Mitterrand est venu en tant que candidat de l'Union de la gauche et a proposé devant les médias de loger les délégués recherchés chez lui. C'était démago, mais c'est passé. À la même époque, le maire communiste de Garges sortait un tract qui justifiait l'expulsion. De juin à octobre, on a pu résister. On disait : « On ne bouge pas. On est d'accord pour négocier, mais pas sous la contrainte. » Mais en octobre, ils ont attaqué le foyer le plus costaud : 1 000 résidents dans deux tours de Nanterre. La pression était telle que les résidents ont été forcés de négocier en position de faiblesse. Mais à partir du moment où la Sonacotra gagnait localement, c'était l'ensemble du comité de coordination qui était perdant.

Il fallait trouver une stratégie. Le mouvement mené par Mustapha disait : « Ceux qui ont plié sont des traîtres. Nous, nous ne plions pas. » Je proposais que le comité de coordination pilote, sur une base commune, une négociation sur chaque foyer. Cette position, bien que majoritaire, n'a pas été appliquée. Trois mois plus tard, le comité de coordination ne pouvait plus se réunir.

II – héritages

La question de l'autonomie a été également posée par le mouvement des sans-papiers. Comment avez-vous perçu ce mouvement, à la lumière de l'expérience des Sonacotra ?

Quand on est acteur d'un mouvement on n'est pas forcément en situation de réfléchir à ce qui s'est passé avant et à ce qui va se passer après. Je reproche un peu aux jeunes qui ont fait le mouvement des sans-papiers ce que je pouvais me reprocher quand j'ai démarré la lutte. On imagine que l'histoire commence avec soi ; qu'avant ce n'était pas l'histoire. Bien sûr, chaque lutte a son identité qu'il faut respecter. Mais pendant le mouvement, je n'ai pas pris le temps d'écouter des gens dont j'ai su, plus tard, qu'ils avaient mené des luttes importantes dans des secteurs donnés. Si, à ce moment-là, j'avais été capable d'intégrer leurs expériences, cela aurait fait un « plus ».

Pouvez-vous donner un exemple ?

On s'est demandé pourquoi les foyers de travailleurs africains qui dépendaient de l'AFTAM ou de la Soundiata, ne nous ont pas suivi avec une intensité comparable à la nôtre. En réfléchissant, on aurait dû comprendre qu'ils ne connaissaient pas les problèmes fondamentaux de liberté au quotidien que nous rencontrions. Nous nous battions pour la liberté d'expression, le droit de visite et de réunion, et contre le contrôle et l'arbitraire des gérants, qui faisaient qu'on pouvait être expulsé du jour au lendemain. Eux avaient déjà le droit de visite, d'organisation et de réunion. Ils n'avaient même pas eu à se battre pour les obtenir : cela tenait à l'histoire et au type des gestion spécifiques de leurs foyers. Les foyers AFTAM ou Soundiata étaient de vieilles structures anachroniques créées par des gens qui aimaient bien l'Afrique. C'était une sorte de paternalisme ethno qui consistait à dire : « Il faut laisser les Africains s'organiser selon les règles de leurs communautés villageoises ». Quand un représentant de village entrait dans un foyer, il en organisait l'occupation spatiale, et c'était le village qui s'appropriait l'ensemble des lits. Les batailles que nous menions ne concernaient donc pas directement les résidents de ces foyers. En posant les questions du statut du locataire et du droit de régler sa vie, nous étions en un sens plus proches des copains français, des habitants de ce pays.

Ces différences tenaient-elles aux statuts respectifs des sociétés gestionnaires ? La Sonacotra est une structure étatique ; AFTAM et Soundiata des structures quasi-associatives.

Il y avait certainement plus de souplesse et de diversité dans les associations gestionnaires. Le foyer de la rue de Charonne était géré par des militants chrétiens de gauche qui avaient investi l'association Accueil et Promotion et qui disaient : « Les Africains ont des droits ; la société gestionnaire doit être à leur service. » L'Adef était une structure montée par les patrons du bâtiment et des travaux publics. Chacune avait sa spécificité, c'est-à-dire aussi ses problèmes particuliers.

J'ai fait un travail de sociologie politique sur l'histoire des luttes des foyers, avant la Sonacotra : dans les hôtels meublés de la rue Fondary, ou aux foyers de travailleurs africains d'Aubervilliers. Les revendications portaient alors sur le confort et sur le bâti, parce qu'ils habitaient dans des caves, des taudis.

Vous avez aussi posé la question du confort ?

Nos chambres faisaient en moyenne 5,5m2 ; elles n'étaient séparées entre elles que par des contreplaqués qui interdisaient toute intimité. Pour cela, on nous demandait de payer des sommes importantes : le SMIC était aux alentours de 2000F et un lit à la Sonacotra coûtait 250F par mois. C'était déjà beaucoup plus que dans les autres foyers. Sans compter les augmentations de loyer deux fois par an !

Pour toutes ces raisons, nos revendications n'ont pas eu l'impact que nous espérions sur les travailleurs des foyers qui n'étaient pas gérés par la Sonacotra. Nous n'avons pourtant jamais réfléchi pour trouver la manière de les entraîner avec nous, alors que leurs foyers avaient été le lieu d'énormes mobilisations dans la période immédiatement antérieure. Dans un mouvement, il y a toujours quelqu'un qui essaie de faire le lien avec ce qui s'est passé auparavant, mais il n'y a jamais beaucoup d'oreilles pour l'entendre.

Avez-vous fait bénéficier les sans-papiers de votre expérience ?

Le premier soir, à Saint-Ambroise, c'était le flop général. On allait dans tous les sens, il n'y avait pas de comité de direction, on comptait sur les avocats et les juristes pour organiser la lutte. J'ai coincé Ababacar Diop derrière un pilier (je ne sais pas s'il s'en souvient) et je lui ai dit : « Écoute, un mouvement ne peut être dirigé que par les gens qui sont concernés. » J'étais venu au titre de juriste membre du Gisti, je ne lui ai pas dit qui j'étais, et il ne le savait pas - en tout cas pas à ce moment-là. Il est ouolof comme moi ; je lui parlais notre langue. Et j'ai ajouté : « Toi, je t'ai repéré. Tu fais partie des gens qui peuvent être à la base de cette organisation. Prends cinq ou six personnes, mettez-vous ensemble, battez-vous comme vous voulez, mais sortez avec quelque chose de structuré et venez dire : “Nous sommes organisés. Nous demandons à être soutenus sur cette base.” Parce que ce ne seront ni les avocats ni les associations qui organiseront et dirigeront votre lutte. »

Je ne l'ai plus revu, sauf de loin. Mais j'ai été content de savoir qu'il se portait en avant, même si je n'ai pas beaucoup aimé ce que je serais tenté d'appeler des dérives médiatiques. Je suis un peu vieux-jeu, mais je pense que les luttes ne se mènent pas par les médias. Les sans-papiers ont décidé de focaliser la lutte autour de leaders charismatiques, qu'on fait monter au créneau chaque fois qu'il y a quelque chose. Nous, nous étions une vingtaine de délégués, et les médias ne choisissaient pas l'un ou l'autre ; ils prenaient celui qu'on avait mis en place ce jour-là.

Peut-être avons-nous perdu parce que nous n'avons pas gagné l'opinion publique. Mais si on ne joue que la carte de l'opinion publique , et qu'on ne constitue pas de vrais réseaux sociaux de solidarité, on perd aussi. Les luttes sont plus entendues par ceux qui ont entre eux des solidarités actives.

Avez-vous le sentiment que le mouvement des sans-papiers n'a pas su préserver son autonomie ?

Je préfère en effet la façon dont nous avons fonctionné à l'époque avec les soutiens professionnels à la façon dont certains des jeunes qui ont mené les combats récents se sont adressés à moi - qui suis entre temps devenu juriste. Il y a autonomie à partir du moment où comité de coordination et comité de soutien sont des espaces visiblement séparés. Il y a autonomie quand ce sont les porteurs de la lutte qui organisent la lutte, sans accepter d'être représentés par personne d'autre que leurs propres délégués.

Dans le mouvement récent, certains sont venus nous demander de prendre en charge leur lutte, indépendamment de leur organisation interne. Les associations se sont d'ailleurs ruées dessus ; elles sont compétentes, reconnues, crédibles vis-à-vis de l'administration. Certains ont pu dire : « C'est nous, et les sans-papiers derrière nous », comme ont voulu le faire les syndicats à l'époque du mouvement des foyers.

Cette question du respect de l'autonomie de la lutte des sans-papiers a-t-elle suscité des débats à l'intérieur des associations elles-mêmes ?

Au démarrage, au moment de Saint-Ambroise puis de Saint-Bernard, on s'est interrogé au sein du Gisti, du MRAP, etc. Est-ce que c'était à nous d'organiser cette affaire ? Nous n'avions pas de légitimité à le faire, et si nous devenions les dirigeants de ces luttes, nous allions courir après la légitimité sans permettre aux gens directement concernés de s'organiser. C'est la bataille que j'ai menée au Gisti. Mais tout le monde n'était pas d'accord. Il y avait de jeunes militants qui ne voyaient pas l'intérêt des questions que je posais. Ils disaient : « Il faut qu'on aille jusqu'au bout avec les sans-papiers. » Et je répondais : « Laissons-les tomber, se relever, se débrouiller, et positionnons-nous derrière eux. S'ils doivent rencontrer le gouvernement, aidons-les à structurer leur délégation, à préparer leurs dossiers, discutons avec eux des bases de leur argumentaire. Mais ne prenons pas leur place. Ne confondons pas appui logistique et décision politique. »

Au sein du mouvement des foyers, tout le monde donnait-il le même sens à la notion d'autonomie des luttes ?

Je ne crois pas. Des militants du mouvement arabe nous disaient : « Il faut s'autonomiser en tant qu'immigrés par rapport aux Français. » Je craignais que nous ne retombions dans un schéma caricatural, du type colonial. Mustapha Cherchari disait par exemple : « Tous les Français sont des traîtres, on ne peut pas leur faire confiance, parce qu'ils nous ont trahis dans le maquis, on les connaît, donc même ceux qui sont là, qui sont nos amis, il faut faire attention. » Il voulait une autonomie dans l'autonomie en interne. Mais l'autonomie pour l'autonomie, ça n'a pas de sens.

 

épilogue – retour aux foyers

Avez-vous été en liaison avec les résidents du foyer Nouvelle France de Montreuil quand la municipalité du communiste rénovateur Brard les a expulsés en 1996 ?

On m'avait demandé, en tant qu'ancien délégué, mais aussi en tant qu'Africain, de jouer les conciliateurs après la publication d'un rapport de Philippe Humblot sur le passage des bâtis vétustes et insalubres vers d'autres types de logement. Humblot avait proposé de dissocier entre ceux qui veulent rester dans des structures de type foyers et ceux qui préfèrent aller vers le logement social. Le problème - et c'est le point focal des batailles des foyers - est en effet que les immigrés qui arrivent en France n'ont jamais la liberté de choix du type d'habitation. Il n'est pas mal, dans ces conditions, qu'il y ait des gens pour dire - même si c'est un peu utopique - qu'il est possible, à un moment donné du parcours résidentiel, de proposer des alternatives.

D'anciens soutiens des mouvements Sonacotra ont dénoncé les propositions d'Humblot. Elles étaient mal venues dans un contexte de lutte : elles apportaient involontairement de l'eau au moulin du maire et du préfet qui disaient : « On n'implante plus de foyers à Montreuil ; il faut que les gens aillent ailleurs. » D'autre part, les résidents de Nouvelle France reprochaient à Humblot de préconiser l'éclatement de la communauté au détriment des solidarités de base qu'elle favorise. Je suis donc allé à une ou deux réunions. J'avais envie de dire aux Africains : « Autant je suis d'accord avec vous sur la façon dont la communauté permet la protection des plus faibles, autant il faut saisir l'occasion d'une offre de logement différente. Il ne s'agit pas de reconstruire un foyer dans lequel vous vivrez ad vitam æternam. »

Nous nous étions d'ailleurs posé ce type de question quand en 1982, après l'arrivée de la gauche au pouvoir, nous avions été convoqués par le sénateur socialiste Dreyfus-Schmidt, chargé de proposer des solutions pour les foyers. Il voulait travailler sur trois bases : la question juridique du statut et de la représentation collective des résidents ; la question économique des aides au développement social afin de réduire les coûts pour les résidents ; et la question du devenir de ce type d'habitat. Or sur ce dernier point, nous étions très divisés. Je demandais par exemple pourquoi les foyers sont une spécificité française - il n'en existe dans aucun pays européen proche de la France. C'est que le patronat français a mis en place un type d'habitat qui permettait de mobiliser et de déplacer à volonté la main-d'œuvre isolée. Au fil des années, ce système s'est institutionnalisé, tant et si bien qu'il n'y a pas d'alternatives. On dit à ceux qui veulent entrer dans le logement social : « Vous êtes seul, où est votre famille ? » Et bien sûr, la famille n'a pas suivi, parce qu'elle ne peut pas venir dans ce contexte. On fabrique donc des captifs qui ne bougeront plus. Certains ont bien imaginé des solutions hardies, du type co-location : quatre ou cinq personnes cooptées habitent dans un appartement HLM. Mais les HLM n'ont pas voulu jouer le jeu.

Bref, entre ceux qui privilégient un « démocratisme » systématique qui, au nom de l'égalité de tous, ignore la façon dont les Africains ont transposé dans les foyers les modes de vie communautaire, et ceux qui refusent de réfléchir à des alternatives, la question du devenir des foyers est piégée. Il y aurait, comme solution intermédiaire, les « résidences sociales » : des logements réhabilités pour répondre à des besoins diversifiés - avec des structures d'accueil pour les personnes âgées, des studettes pour les plus jeunes qui ne resteront pas, et un paquet de prestations sociales pour le noyau dur de travailleurs qui sont là depuis longtemps et qui n'envisagent pas le regroupement familial.

Les propositions que le COPAF (Collectif Pour l'Avenir des Foyers) a faites en 1996, au moment de la crise de Nouvelle France, allaient-elles dans ce sens ?

À mon avis, le COPAF (auquel j'ai participé au début) est resté au milieu du gué. Il privilégie le fait que le foyer est un acquis pour les travailleurs africains, qui l'ont investi comme un mode d'habitat original, propice à toutes les solidarités, y compris avec le pays d'origine. Il propose donc de transformer le foyer en l'ouvrant davantage sur l'extérieur. Cela se défend.

Le problème est qu'il n'y a plus aucun maire pour donner un permis de construire de nouveaux foyers. Dans le même temps, l'arrivée de nouveaux jeunes chassés par la sécheresse en Afrique ou attirés par l'Europe fait qu'il y a surpopulation dans les foyers existants. Dans certains d'entre eux, qui devraient accueillir 300 personnes, on en trouve 600. Dans ces conditions, le bâti se dégrade et les conditions de vie sont inacceptables.

Avez-vous toujours plaidé pour le type de solutions que vous préconisez aujourd'hui ?

La première fois que j'ai vu un foyer, le jeune étudiant anti-impérialiste que j'étais a été choqué. J'ai spontanément pensé qu'on y parquait les Africains, dans la continuité d'autres rapports de domination. J'étais donc à l'époque pour une solution radicale : il fallait détruire les foyers, parce que c'étaient des ghettos organisés uniquement pour favoriser la mobilité de la main-d'œuvre. C'était en outre un système coûteux - parce que cela coûte cher de contrôler les gens, et cela coûte cher en premier lieu aux gens qui sont contrôlés. C'était enfin un habitat dégradé – même pour les Sonacotra, qui avaient été construits plus récemment. Bref, il fallait que les Africains soient logés comme les Français.

Au fil des années, on se rend compte que ce n'est pas si simple. Même s'il ne s'agit pas de revenir à la théorisation du foyer village. Parce qu'il faut tout de même se méfier des discours trop systématiques sur le village africain et la communauté. On n'est pas prêt à tout pour la communauté. J'ai vécu au Sénégal dans une grosse concession familiale de plusieurs hectares, où mon père, ma mère, mes tantes avaient chacun leur case. Et je n'ai jamais vu le torse de mon père (rires). Alors quand j'ai vu de vieux Africains dormir dans des lits superposés, sans aucun espace d'intimité, j'ai été choqué par la façon dont les Français avaient organisé leur vie ici. Le village africain, je l'ai vécu, et ce n'est pas ce qui est reconstruit ici. Maintenant, c'est vrai qu'il y a des Africains qui tiennent au foyer...

En 1995, vous écriviez dans Plein Droit (« Une histoire collective », n°29-30) que si les associations de travailleurs immigrés s'étaient peu mobilisées dans les luttes sociales en France, c'était parce qu'elles étaient engagées dans des projets associatifs en Afrique.

À l'époque, il y avait dans les foyers une myriade d'associations de développement villageois, qui témoignaient d'une vraie richesse, en termes de mobilisation. Ceux des foyers avaient certainement plus conscience que quiconque des dégâts occasionnés par la sécheresse, par exemple, et s'engageaient dans des batailles pour le maintien en vie de ces régions, avec tout ce que cela suppose de contribution personnelle et financière. Pour comprendre ce type d'engagement, il faut se souvenir qu'à l'époque, l'immigration, qui avait été jusqu'à présent tournante, commençait à se stabiliser ; en France, la crise économique s'approfondissait ; les Africains n'avaient plus la garantie de retrouver du travail s'ils partaient six mois au pays. Ils étaient contraints d'espacer les départs. En compensation, ils se sont d'autant plus investis dans des projets de développement à partir d'ici. Vu de France, ces mouvements étaient invisibles. On ne voyait qu'une mer tranquille, et on ne comprenait pas pourquoi les travailleurs africains qui résidaient dans les foyers étaient si peu mobilisés, par exemple, dans les grèves du métro. Et c'est injuste, parce que les travailleurs africains isolés dans les foyers ne doivent pas être vus hors de ces engagements.

Avez-vous été tenté par le retour ?

J'y ai pensé un moment. Mais le contexte au Sénégal, dominé longtemps par un parti unique et clientéliste, n'est guère plus favorable aujourd'hui : des élections remportées à 90% par la coalition de Wade avec Madelin en partenaire privilégié ! Décidément, on n'en aura jamais fini ! 

 

[1] Mogniss H. Abdallah, J'y suis, j'y reste ! Les luttes de l'immigration en France depuis les années soixante, éditions Reflex, 2000.



SOMMAIRE

ENTRETIENS

- 7. L'autre invraisemblable (Jean-Pierre Vernant)
- 8. L'art de la fugue (Yann Moulier-Boutang)
- 12. Notre oncle d'Amérique (Éric Fassin)
- 13. Le Contre-Empire attaque (Toni Negri)
- 15. le siècle mineur (Arlette Farge)