À Rosny-sous-Bois, la vie dans un foyer pourri



POLITIS, 03 juillet 2013 |  Par Carine Fouteau


En Seine-Saint-Denis, des travailleurs migrants vivent en foyer dans des conditions d'insalubrité d'un autre âge, pour 350 euros par mois. Rats et fuites d'eau sont leur quotidien. Un rapport parlementaire a été rendu le 3 juillet sur la situation des immigrés âgés.

Situé dans un quartier HLM et pavillonnaire, le foyer de travailleurs migrants de Rosny-sous-Bois est l’un des plus délabrés de la région parisienne. Ce lundi 17 juin, c’est le déluge. Des seaux de pluie tombent sur l’Île-de-France. À l’intérieur, les murs suintent de partout. Cela n’a rien à voir avec les intempéries, le bâtiment est structurellement dégoulinant (voir ici le portfolio). Pourris de l’intérieur, les murs ne retiennent plus l’eau. Propre ou usée.

Des Maliens, des Sénégalais, des Gambiens, des Mauritaniens et des Guinéens vivent là depuis les années 1970. Les membres de la mission parlementaire sur les immigrés âgés, lancée par le président de l’Assemblée nationale, Claude Bartolone, ex-président du conseil général de Seine-Saint-Denis, ont visité quelques foyers, à Bobigny, Gennevilliers, Vaulx-en-Velin et Metz. Mais pas celui-là. Il y a pourtant urgence. Alors que leurs conclusions sont attendues le 3 juillet, Mediapart a voulu donner à voir dans quelles conditions sont encore hébergées certaines des 40 000 personnes concernées en France par cet habitat collectif d’un autre âge.

Dama Diawara, l'un des délégués, à droite, en juin 2013. © JG© (DR)

Les résidents, que des hommes, n’ont pas tous atteint la retraite, loin de là, mais les jeunes travailleurs arrivés dans les années 1970 et 80 de la vallée du fleuve Sénégal aux alentours de Kayes ont vieilli. Ils ont été rejoints par de nouvelles générations de migrants, comme leurs prédécesseurs en quête d’une vie meilleure.

À quelques kilomètres à l’est de Paris, le « rêve français » auquel ils accèdent est en pleine déliquescence, rongé par l’humidité. Les canalisations explosent, les robinets gouttent, les éviers sont bouchés, les sols inondés, les plafonds moisis. Le foyer construit à la va-vite il y a trente-cinq ans est en ruine. Pas de douches ni de W.-C. dans les chambres. Dans les parties communes, les murs partent en lambeaux. La tuyauterie est si défectueuse que les coups de pinceaux à répétition sont aussi inutiles qu’aberrants.

Ce foyer-taudis de 332 lits a pourtant le statut de « résidence sociale ». Ses tarifs ne sont pas alignés sur son insalubrité : 354 euros mensuels par personne (tout compris). Son état n’est certes pas représentatif de l’ensemble des établissements de ce type, qui font l’objet, depuis 1997, d’un plan national de rénovation. Mais ce programme, d’un coût total de 1,4 milliard d’euros, n’est toujours pas terminé. Sur les quelque 700 foyers concernés, moins de la moitié ont été « traités », selon la terminologie administrative.

Celui de Rosny-sous-Bois est géré depuis fin 2006 par Coallia, propriétaire depuis 2011. Derrière ce nom tout droit sorti d’une agence de communication se cache l’ex-Aftam, association créée en 1962 « pour la formation technique de base des travailleurs africains et malgaches ». L’Aftam est devenue Coallia, dans le sillage de la Sonacotra métamorphosée en Adoma. Les sigles contenant une partie de la mémoire de l’immigration ont été effacés, mais les résidents sont toujours là, à vivre dans leur chambre de 9 mètres carrés, voire moins.

L’un des délégués du foyer, Dama Diawara, pousse toutes les portes, les unes après les autres. Il tient à montrer l’ampleur du désastre. Bonnet bleu marine, boubou blanc, veste d’ouvrier par-dessus, il consacre sa vie professionnelle à monter et démonter les structures métalliques des marchés. Ce Mauritanien à la carrure imposante a été désigné par les habitants pour les représenter. Affable, il écoute les réclamations et donne des conseils.

La visite commence dans une vaste pièce commune au rez-de-chaussée, où un barman à domicile sert un café à soixante centimes d’euros. Un poste de télévision surélevé est allumé sur une émission politique de la chaîne malienne ORTM. Une quinzaine de résidents discutent en ce tout début de matinée. Certains se préparent à partir au travail, d’autres, employés de nuit, en reviennent.

«Les rats sont chez eux partout»

Après avoir traversé un petit marché improvisé, le délégué entame son ascension du bâtiment B. Toutes les salles communes, buanderies, douches, toilettes et cuisines, sont passées en revue sur quatre étages. Il pointe du doigt les radiateurs arrachés, les fils électriques à nu, les taches marronnasses sur les murs, les tuyauteries défectueuses, les W.-C. qui débordent, les vers blancs dans la boue, les champignons grisâtres, les plaques de rouille, les miroirs ébréchés, les moisissures vertes comme des algues, les gouttes de condensation, les trous dans les cloisons, les flaques d’eau stagnante, les toiles d’araignées, les systèmes d’aération cassés, les lumières cassées, les robinets cassés. La peinture ne s’écaille pas, elle se défait par pans entiers. « Il n’y a pas trois mois que ça a été repeint », dit un résident.

À chaque étage, le carnet de note attire les curieux. Tous ont quelque chose à signaler. L’odeur est nauséabonde. Dama Diawara parle peu mais montre tout, méthodiquement, pour prouver qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé. L’absence d’air empêche le bâti de sécher, l’humidité paraît incrustée.

Dari Sacko, devant le foyer, en juin 2013. © JG© (DR)

Bâtiment A, c’est pareil. Pour se rendre au septième étage, il refuse de prendre l’ascenseur, de peur qu’il ne tombe en panne. Là-haut, la vue est imprenable sur le Fort de la ville, construit sur les instructions de Thiers, abritant aujourd'hui le Centre technique de la gendarmerie nationale, succession de bâtiments en béton entourés de verdure.

De gros rats montent jusque-là, par les vide-ordures collectifs, condamnés depuis un certain temps. « Ils sont chez eux partout », constate un résident en train de préparer son repas. « Dès qu’on est partis, ils prennent notre place », insiste-t-il. La cuisine est composée d’une petite table et d’un banc, de casiers pour entreposer les vivres, de quelques éviers métalliques et de réchauds à gaz. Des casseroles en fonte sont empilées sur des étagères en bois.

Là aussi, ça dégouline, là aussi les seaux servent à récupérer les eaux usées. Comme pas mal d’autres animaux, les moustiques sont attirés par l’humidité ambiante, les souris, les rats, les cafards et les vers profitent des trous dans les cloisons pour se faufiler. « Il faut boucher ces trous », dit-il en montrant le parcours des rongeurs et des insectes. « On réclame depuis des années, mais rien ne vient », observe-t-il.

Mafé, couscous, riz, il est 13 heures, les travailleurs de la nuit et du matin passent le relais à ceux du soir autour d’un repas. Un résident fait entendre le grincement énorme produit par la porte de sa chambre en s’ouvrant et se fermant. « Je me lève tôt pour aller au boulot, ça réveille tout le monde, ce n’est pas normal », dit-il. Un de ses voisins montre son frigo désossé. « Ça fait plus d’un an que la porte est cassée, j’ai demandé plusieurs fois, mais rien ne se passe. Je n’ai pas d’endroit pour garder mes aliments au frais », se plaint-il.

D’un couloir à l’autre, l’éclairage généralisé au néon, sur fond de murs beiges et gris, envoie cette lumière blafarde particulière aux lieux d’enfermement. Le foyer n’en est pas un, mais la sensation d’habiter un espace clos, à l’écart du reste de la ville, est renforcée par la surreprésentation des hommes. Épouses et enfants sont accrochés aux murs des chambres. La présence des femmes étant limitée à la cuisine collective du rez-de-chaussée, qui fait office de cantine.

« Repeindre sur des murs humides ne sert à rien »

Dans une salle commune où sont empilés les tapis de prière, plusieurs résidents se sont rassemblés. Ils disent leur mécontentement et leur amertume à l’égard du gestionnaire, mais aussi des pouvoirs publics. Émerge un sentiment d’abandon. « À la mairie, ils ne s’occupent pas de nous, ils pensent à leurs électeurs de droite et du FN. L’Aftam ne fait rien parce que personne ne lui met la pression », regrette Dama Diawara.

« Nous payons des impôts, nous payons nos chambres et pourtant ils n’interviennent pas malgré nos demandes », s’indigne Sékou Tounkara, représentant la « jeunesse » dans le foyer. Né en 1963, il travaille de nuit depuis 26 ans chez Renault-Flin, comme « technicien de surface et maintenance ». « Chaque hiver, poursuit-il, on a le même problème de chauffage. Ça coupe régulièrement. Parfois, il faut attendre plusieurs jours pour que quelqu’un vienne, nos aînés ont eu froid encore cette année. » Il dit envier ses compatriotes résidant dans la commune voisine. « Montreuil, c’est un peu Bamako, là-bas, ils se font entendre », assure-t-il.

Des opérations de rénovation ont été engagées au début des années 2000, mais il n’en reste que peu de traces. « Les petites retouches ne suffisent pas. Repeindre sur des murs humides ne sert à rien, des travaux de fond en comble de tuyauterie et d’électricité sont nécessaires », martèle Dari Sacko, cariste de profession.


La présence des femmes est limitée à la cuisine collective du rez-de-chaussée. © JG© (DR)


Molla Camara, petite barbe, lunettes cerclées, est le doyen. Arrivé en France en 1972, il a intégré le foyer le « 3 mars 1978 ». Il se souvient de la date comme si c’était hier. Il a travaillé dans plusieurs usines, le plus souvent pour s’occuper du nettoyage. Aujourd’hui retraité, il touche le minimum vieillesse. Il vient de tomber malade à cause du froid. « L’Aftam nous dit ne pas avoir le budget pour faire les travaux. Chaque hiver, on a ces coupures de courant. Rien n’a changé », remarque-t-il.

« Nous avons aussi des problèmes de courrier, poursuit-il. Il arrive fréquemment qu’il soit distribué en retard, ce qui fait qu’on rate des lettres de l’administration importantes. » « Quant au ménage, dit un autre, c’est catastrophique. Surtout au mois d’août, on a l’impression que personne ne vient. » Cette situation n’a pas empêché le gestionnaire de demander il y a deux ans une augmentation de la redevance. Comprenant le loyer, les charges (gaz, eau et électricité) et les « prestations » (nettoyage des parties communes et blanchisserie), celle-ci devait passer à 361 euros par mois, mais les résidents, qui n’ont pas le statut de locataire, ont refusé de payer plus. 

Chez Coallia, Daniel Ferry, directeur opérationnel, responsable des établissements du nord et de l’est de la France, ne cherche pas à minimiser. Il qualifie lui-même de « pourri » le foyer de Rosny-sous-Bois. Mais il semblerait qu’il y ait pire. Comme ce bâtiment a déjà fait l’objet d’une réhabilitation partielle en 2001, il n’est pas considéré comme prioritaire. « C’est vrai, c’est la galère, les tuyaux sont anciens, on a des soucis avec les fuites d’eau, les accès piétons ne sont pas terribles, le local poubelle génère des désagréments avec les voisins, l’huisserie est un peu usée », énumère-t-il.

« On n’est pas les meilleurs, résume-t-il, mais nous nous occupons de foyers dont beaucoup étaient en très mauvais état quand nous les avons récupérés. Aujourd’hui, nous sommes à mi-chemin. » Il rappelle que la peinture est en cours de réfection, tout en reconnaissant que les fuites généralisées risquent de compromettre les efforts. Le réseau de chauffage devrait être revu « avant octobre ou novembre », les poubelles collectives pourraient être réaménagées « début 2014 ». Pour le « gros des travaux », il faudra néanmoins attendre deux ou trois années supplémentaires, indique-t-il, espérant obtenir un soutien financier de l’État.

« Je ne veux pas les charger, assure-t-il, mais les résidents ont leur part de responsabilité. Ils sont en suroccupation. Ils sont 500 ou 600 au lieu des 332 prévus, ça a pour conséquence une usure prématurée des parties communes. » « Et puis ils bouchent les sorties d’aération avec du papier », ajoute-t-il, sans préciser que certaines ne fonctionnent pas et qu’en l’absence de chauffage la chasse au froid est une préoccupation de tous les instants.

Le maire UMP, Claude Capillon, ne se cache pas non plus derrière son petit doigt. « C’est un gros souci. Ces immeubles n’ont pas été entretenus pendant de nombreuses années, les conditions d’hygiène sont mauvaises », reconnaît-il, faisant mine de « s’inquiéter » pour les résidents. Il assure avoir reçu les représentants de Coallia en avril et avoir l’intention de les revoir en septembre. À l’approche des municipales, ce maire, qui se démène avec son collègue de Neuilly-Plaisance pour obtenir le démantèlement d’un campement de Roms, est particulièrement sensible aux « problèmes de voisinage ». Il admet avoir été alerté par les plaintes des riverains à propos de la « prolifération de rats ». En cause : les poubelles extérieures à ciel ouvert, entourées de trous à rats, qui créent comme un mur invisible entre les résidents du foyer et le reste de la ville.



Ce reportage a été réalisé dans la semaine du 17 juin 2013. L'objectif n'était pas de dresser le bilan de l'action – ou de l'inaction – des pouvoirs publics en matière de rénovation des foyers de travailleurs migrants au cours des dernières décennies. Mais de montrer que des hommes, que la France et ses entreprises ont fait travailler à partir des années 1960, 70 et 80, sont encore logés aujourd'hui dans des conditions indignes, à l'abri des regards. Un portfolio de 14 photos montrant l'état du bâtiment est visible ici. J'ai rencontré l'auteur des photos, Jacqueline Geering, par l'entremise du Collectif pour l'avenir des foyers (Copaf).